mardi 12 mai 2009

Entreprise 2.0, de la confiture aux cochons !


Ah, il est loin le temps où l’on pouvait tranquillement glander au bureau… Loin le temps où l’homme esseulé et ignorant qu’était l’employé 1.0 pouvait se permettre de télécharger la dernière saison de Lost pendant trois plombes, ou de chercher l’hôtel idéal pour un week-end avec une femme pas encore rencontrée sous prétexte de ne pas savoir où trouver le document ou la personne nécessaire à l’avancée de son projet…

Vous savez, dans ma mentalité d’employé 1.0, « l’information, (la bonne, la vraie) est une denrée rare que les collaborateurs s’arrachent : ils la stockent dans un fichier qui est jalousement protégé par un mot de passe, une arborescence complexe et un répertoire non partagé » (Fred Cavazza). Bah oui, normal quoi, pour des gens comme moi qui ont « été professionnellement entrainés à la rétention d’information (…) ça fait plus de 30 ans qu’on leur dit “vous êtes au centre de l’entreprise….mais si vous bougez un orteil on tire à vue” (Bertrand Duperrin). Effectivement, moi comme tout les autres on passait notre temps à se « débrouiller pour apparaitre comme indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise auprès de ses supérieurs. C’était jusque là le meilleur moyen de progresser dans la hiérarchie (en attendant que des places se libèrent au dessus) et de toucher sa prime de fin d’année ». (Ibid.)

Mais maintenant, Ô Misère et Damnation, c’est fini, bien fini. Méfie toi, homme du peu, homme du pire, homme du toi-rien-que-toi, penché au dessus de ta misérable condition d’araignée veule, perdue à la construction solitaire de la toile vengeresse destinée à piéger l’actionnariat vampirique (1) !

L’entreprise t’a vu, elle t’a compris et elle va t’aider ! Oui ! Elle va te donner, ici au travail, tout ce que tu aimes, là bas chez toi ! Car, pour continuer à pouvoir gagner dans ce monde global, « pour rester compétitifs [les philippins faisant concurrence aux chinois et les sri lankais aux indiens], il va falloir modifier nos habitudes, méthodes, outils de travails. » (Fred Cavazza)

Grâce à la pression sociale, les outils du 2.0 ont fait leur entrée dans l’entreprise et moi, employé nouveau né au 2.0, je suis invité à collaborer. Grâce à la génération Y « qui veut retrouver dans son cadre de travail des usages et des outils qui sont ceux de la sphère privée » (Bertrand Duperrin), l’entreprise s’adapte. « La vie "réelle" et la vie "en ligne" se confondent (…) pour une génération hyper connectée qui a tiré de cette expérience une prédilection pour le fonctionnement en réseaux, les échanges permanents, l'immédiateté du résultat » (Carlos Diaz). Donc, aujourd’hui, grâce à l’entreprise 2.0 qui importe les nouveaux outils du Web que j’aime tant à la maison, je peux tout faire comme chez moi, mais ici au taf ! Putain, c’est trop cool.

Avant j’évoluais dans un environnement hiérarchisé, plein d’obstacles, bureaucrate et inflexible alors qu’aujourd’hui je suis heureux dans une structure où l’information (donc le pouvoir) se partage, où elle circule librement, où la flexibilité et l’agilité sont à l’œuvre ! Passons sur le reste du fameux tableau entreprise 1.0 versus 2.0. et allons directement à la conclusion simple, limpide, que vous avez tous bien compris : avant c’était l’horreur et j’étais stupide de ne penser qu’à ma gueule, aujourd’hui j’ai raison d’avoir 1500 amis sur Facebook et je kiffe de collaborer avec mes collègues ! La vie est décidemment bien faite.

Heureusement, dans ce monde de changement, dans cette ère révolutionnaire qui voit naître l’entreprise du partage et de la collaboration en entreprise, on arrive quand même à être rassuré dans notre immense angoisse du changement par un fait pérenne et toujours d’actualité. On continue à nous prendre pour les derniers des cons ! Ouf ! Pour un peu, j’ai eu peur que ça aussi ça change. Mais non. Pas d’inquiétude. Tous les blogueurs sont unanimes sur le sujet.


La preuve par trois :

1. D’abord, on continue à me faire la leçon et à m’expliquer la vie comme si ce n’était pas vraiment moi, l’employé 1.0 de l’entreprise 2.0, ou vice-versa.

2. Ensuite, on continue à ne jamais se poser la question de mon fonctionnement au travail. Je suis comme je suis (je m’accroche au pouvoir, je le garde, je pense à ma gueule, je gère ma carrière et si l’entreprise prospère, tant mieux pour elle mais ce n’est pas mon objectif premier. «Bref, je suis responsable et indispensable. Rien se fait sans moi. C’est vous dire combien je rapporte à mon entreprise » (Bertrand Duperrin). Je m’oppose au changement par pur souci de mon bien être, alea jacta est.

3. Enfin (preuve par trois on vous a dit), on continue à me demander de m’impliquer, avec d’autres outils ou les mêmes que ceux que j’utilise déjà (pour les rejetons de la génération Y), au service d’un projet collectif qui persévère dans son objectif de profit, au détriment de l’intérêt que moi j’y porte ou de mon propre intérêt. Parce que l’entreprise 2.0 ou 352889.35, c’est toujours la même idée, non ? « Soyons clair : la préoccupation d’une entreprise en 2009 sera tournée vers sa performance, ses valeurs, sa vision du business et de son avenir. » (Bertrand Duperrin).


Droit de réponse. On commence par le 3ème point, on fera un détour par le 2nd et on conclura sur le premier. C’est parti ?! Alors :

3. C’est clair et c’est logique, l’entreprise a un objectif de profit, elle vise à sa propre survie, en tant que personne morale. Elle vise à maximiser un investissement au service des détenteurs de la manne financière originelle. Et c’est bien là qu’on commence à s’amuser. Si on tire le fil de cette logique de profit, que personne ne contestera en tant que finalité première de l’entreprise, il est évident que l’employé de ladite entreprise n’œuvrera à l’objectif commun qu’en développant sa propre appétence au profit et à la préservation de son intérêt. Reprocher à l’employé dit 1.0 de protéger son savoir, de chercher à acquérir du pouvoir et de faire le maximum de profit personnel, c’est remettre en cause l’incroyable faculté humaine d’adaptation à un contexte, en l’occurrence celui de l’entreprise capitaliste. (Ah, c’est bien ça, ce blog est un blog gauchiste !). En protégeant mon pré carré, je ne fais donc que m’adapter aux comportements de mes dirigeants et j’œuvre du mieux possible à la finalité du projet collectif auquel je participe en tant qu’employé.

2. Le déni du rapport de l’homme au travail est incroyablement présent dans la lecture bloguesque autour de l’entreprise 2.0. A tel point qu’on se demande si les auteurs en question se sont une fois posé la question de la théorie existante sur le sujet. Si une seule fois, ils se sont demandé si les comportements qu’ils méprisent auraient une explication logique. La centaine de commentaires laissés suite à la publication de l’entreprise 2.0 par Fred Cavazza aurait pu lui mettre la puce à l’oreille. Mais non. Ça aurait été trop beau pour être vrai. Allez, on reprend pour vous, petits lutins lubriques et mangeurs de critiques 2.0. Sur cette centaine de commentaires, deux et seulement deux sont à retenir : celui qui met en avant ce simple constat (en substance) « la collaboration en entreprise n’existe pas » et celui qui cite les travaux de Christophe Dejours. Le second expliquant le premier, un rappel des deux premiers principes développés par Monsieur Dejours dans son analyse des rapports de l’homme au travail ne sera pas inutile (2) :

La contrainte de clandestinité : si travailler, c’est s’écarter des prescriptions, c’est alors faire des infractions, infractions qui contraignent ceux qui les commettent à une certaine discrétion. Qui n’a jamais entendu dire en entreprise : « je ne veux pas de profils d’exécutant ! je veux que mes salariés aient de la valeur ajoutée, qu’ils apportent quelque chose de plus à mon entreprise ! » OK, mais quand tu me demandes ça, tu me mets en situation de risque, c'est-à-dire que l’initiative que je prends, jusqu’au moment où elle obtiendra ton aval, si elle l’obtient, doit être cachée. Sous peine d’un « mais putain, je ne t’ai JAMAIS demandé de prendre des initiatives ! »…

L’enjeu stratégique de pouvoir : c’est-à-dire la possibilité de conserver des savoirs exclusifs pour ne pas être dépossédé de son pouvoir sur tel poste de travail. Personne n’est irremplaçable ! Mais si ! Mais non : s’il y a une parcelle d’information qui fait de moi autre chose qu’un objet interchangeable, je serai vraiment stupide de le partager… C’est une question de dignité, la dignité de tout sujet.

Alea jacta est. Pour raccrocher les wagons, simplifions en paraphrasant : l’employé de l’entreprise lambda quêteuse de profit est soumis à des mécanismes défensifs (décrits ci-dessus) destinés à le protéger des contraintes structurelles liées à la finalité de l’organisation à laquelle il appartient et à le maintenir tant que faire se peut dans sa condition de sujet. Il n’est donc pas juste débile. Il essaie de trouver un sens à son action, en utilisant les mécanismes à l’œuvre autour de lui.

Une structure qui incorporerait des outils novateurs, 2.0 donc, et qui chercheraient à en imposer l’usage à ses équipes en leur faisant croire que cela vient d’eux (« bottom up » et non plus « top down »), sans même revoir le sens du travail et réfléchir aux rapports de ses employés à leurs tâches, ne ferait que renforcer un système dont la déficience alimente sa propre existence. Je critique l’entreprise 1.0 pour justifier l’intérêt de mettre en œuvre l’entreprise 2.0 qui renforcera pourtant le 1.0 en question. C’est le chat qui se mort la queue.

L’entreprise 2.0 telle qu’elle est définie dans une partie de la blogosphère, ce n’est donc rien moins qu’encore pareil ou « toujours plus de la même chose », pour faire sérieux et citer Watzlawick (3).

En bref et pour revenir à l’essentiel, concluons simplement en revenant aux vraies valeurs : avant dans l’entreprise 1.0, on se faisait mettre de haut en bas. Aujourd’hui grâce au 2.0, on est tous à la queue leu leu ! Merci l’entreprise 2.0 ! Progrès et Partouze, il n’y a décidément que ça de vrai …


(1) Spéciale dédicace stylistique à SR, dit Harmony pour les happy few…
(2) Christophe Dejours,
L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA Editions, 2003.
(3) Paul Watzlawitck, John H. Weakland, Richard Fisch,
Changement, Paris, Seuil, 1981

4 commentaires:

Anonymous Anonyme a dit...

C'est bon ça !!

12 mai 2009 à 09:12  
Anonymous Anonyme a dit...

C'est même très bon, et très juste !!

12 mai 2009 à 13:02  
Anonymous Anonyme a dit...

Merci pour cette dernière citation du MAITRE...Je parle evidemment de Watzlawick...
Comprenons le sens clair et limpide de oeuvre et nous fêteront prochainement l'avènement de l'entreprise 3.0 : rien de plus, mais en mieux !!!
Viva Watzlawick ;-)

14 mai 2009 à 04:43  
Anonymous Anonyme a dit...

Franky says ..., on t'a reconnu.

14 mai 2009 à 13:51  

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